Féminisme et Antiracisme, ou comment articuler une fausse hiérarchie

L’une des premières raisons pour lesquelles j’ai créé ce blog était pour témoigner en tant que femme noire francophone, comment le racisme et le sexisme s’entremêlent dans mon quotidien.
Bien que je regrette de devoir le faire, il me semble important de réagir sur l’un des derniers billets d’Euterpe. Ce n’est pas une mise à l’index (qui suis-je pour le faire?), plutôt une réponse que je ne peux synthétiser à nouveau dans un commentaire tellement il y a à dire.
Premièrement, ce qui m’a d’abord dérangé avec cet article, c’est qu’il m’a semblé être un reproche général sur le fait de critiquer les FEMEN, alors qu’elles sont féministes. Ce n’est pas parce qu’on est féministes que l’on ne peut pas se critiquer entre nous. Souvent, les noirs ont cette même forme d’approche sur les questions d’émancipation pour les personnes de couleur : il faut encenser quiconque est dans une démarche d’émancipation, et ne surtout pas faire la critique de ses pairs. Je ne suis pas pour cette ligne de conduite : si on attend de la rigueur des autres, il faut s’imposer la même rigueur, et non seulement s’auto-congratuler, parce que « Hé, c’est déjà ça ». Et après?
Ensuite, l’auteure me confirme que son féminisme n’est pas intersectionnel. Cad? Elle semble refuser de prendre en compte les particularités identitaires de chaque femme, et ça me dérange beaucoup. Elle prend pour autorité Alice Schwarzer, qui échoue dans cette entreprise comme la fin de cet article le montre. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur cette fin, un refus d’adresser son privilège qui me semble criant, si vous voulez mon avis. Pour ma part, mes références sont plutôt Bell Hooks et Angela Davis.
Je pense que l’auteure ne comprend tout simplement pas l’intersectionnalité. Pour ma part, je suis partisane du slogan « My feminism is intersectionnal or else is bullshit » propulsé par Flavia Dzodan. On ne peut pas tout simplement ramener le féminisme à un seul beau front, bien uniforme. Or, c’est ce qu’on fait quand on refuse de vouloir reconnaître une action raciste, homophobe, transphobe, (et la liste pourrait être plus longue) aussi faible soit-elle. Il ne s’agit pas de faire passer le problème du racisme avant celui du sexisme, ou vice versa. Il s’agit de comprendre que les deux peuvent être liés, et constituent une même oppression, et on ne peut pas faire la part des choses si simplement, en disant de chaque côté, « cela ne nous concerne pas, ce qui est important, c’est X » (Remplacez X par tout système d’oppression).
Il y a un certain refus dans un féminisme non intersectionnel de ne pas vouloir adresser son privilège. Pour ma part, ce que j’entends, c’est des plaintes geignardes : « Ouin, ouin, je suis déjà féministe, dois-je aussi relever tous les particularismes qui pourrait porter préjudice à d’autres femmes? » Alors que même lorsque l’on fait cet effort, on peut toujours fauter : on ne peut éradiquer si facilement l’homophobie, le racisme, ou le sexisme qu’on intègre tous les jours. Donc dès qu’une remarque d’un manque d’inclusion nous est faite, je pense qu’il faut l’examiner avec soin, la reconnaître et la prendre en compte. Non, ce n’est pas un « détail » pour le plus grand Bien (aka le féminisme ici) : c’est le féminisme dans lequel je crois. Plus globalement, c’est la lutte contre l’oppression dans laquelle je crois.
Dire qu’Alice Schwarzer ne peut être raciste, malheuresement je trouve ça naïf (sans compter qu’elle est issue de la seconde vague qui n’a pas su justement être antiraciste). On peut tous l’être à un moment donné, tous. Le racisme est un terme beaucoup trop galvaudé en France. Ne sont pas racistes seulement les partisans du KKK ou des beaufs de base. Non, au même titre que le sexisme, le racisme est un système d’oppression qui place l’expérience des personnes blanches comme la norme, marginalisant celles des personnes de couleur.
Ainsi, quand Alice Schwarzer au même titre que les FEMEN, se dressent contre le voile, synonyme d’oppression pour elle , tout en prétendant à l’universalisme, elles tombent parfaitement dans le cas du racisme, en faisant de leur contexte la norme, et oubliant totalement le contexte et la culture de femmes musulmanes et pourtant féministes. Ainsi, les symboles ne sont pas toujours transposables, et posent problème dans l’idée d’un féminisme uni, qui devrait primer sur toute autre question. De la même façon, aux États-Unis, beaucoup de femmes noires ont refusé de s’associer aux slutwalks, ne se reconnaissant pas dans l’oppression des femmes à réprimer leur sexualité, alors qu’au contraire, les femmes noires ont toujours été stigmatisées par leur prétendue hyper-sexualité, ne représentant que des potentielles prostituées. Comment pouvaient-elles réclamer une position que le patriarcat blanc leur a toujours donné? Certaines féministes blanches, dont l’expérience est plutôt la non reconnaissance de leur droit à la sexualité, n’ont pas compris, et refusent de le comprendre : c’est un problème. Plus préoccupants, des pancartes racistes (dans le sens où elles effaçaient les expériences des femmes non blanches), notamment celle signifiant « Woman is the nigger of the world », ont émergé pendant ces slutwalks, signal alarmant que les organisateurs ont mis du temps à condamner (quand cela a été fait, il y a eu surtout un déni fort d’abord exprimé) (voir les liens supplémentaires, en anglais). Donc non, manifester à un moment donné auprès de femmes de couleur ne veut pas dire qu’on est exempt de toute action raciste.
Le problème d’ailleurs n’est pas de fauter à un moment donné, c’est surtout de nier l’importance que pourrait avoir cette faute, c’est se dédouaner de ses responsabilités, en se disant que ce n’est pas si important, ou en occultant que c’est effectivement mettre en danger certaines femmes.
Et ce genre d’attitude, que semble vouloir tenir les FEMEN et d’autres féministes, rendent méfiantes les féministes qui doivent faire avec d’autres systèmes d’oppression, comme moi-même, de la même manière que certaines féministes sont méfiantes envers certains hommes antisexistes, jamais à l’abri d’utiliser même inconsciemment leur privilège. S’il y a quelque chose que je reprocherais effectivement aux Femen, c’est bien ce refus d’intersectionnalité qui semble filtrer de tous les pores, en voulant muer leur message comme un message universel, pourtant stigmatisant certaines féministes.
Récemment, j’ai eu l’occasion de pouvoir voir un documentaire sur Audre Lorde, une féministe afro-américaine lesbienne antiraciste, que je ne connaissais pas. Pour terminer sur une note positive, je dirais que c’est le genre de personnalité radicale qui transmette un message d’espoir. Elle disait en substance que son expérience intersectionnelle pouvait servir aussi bien à des antiracistes, des féministes, ou des homosexuels, et que chacun devrait puiser dedans, tout ce qu’il y pouvait. Que les différences étaient une richesse que l’on devait reconnaître, au lieu de les nier.
Vraiment, je le redis : « My feminism will be intersectionnal or it will be bullshit ».
Liens supplémentaires (EN) :

20 thoughts on “Féminisme et Antiracisme, ou comment articuler une fausse hiérarchie

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  6. Oups, le blâme ! Je ne sais pas où j’ai été chercher ce nom de Ms Dreyfus alors que c’est Ms Dreydful, votre nom ! Vous me l’avez écrit et j’ai cru que vous me faisiez corriger « Mrs » seulement ! Je vais corriger dès que possible, promis ! (Je ne peux malheureusement pas me logger en ce moment sur le blog angrywomenymous). En tout cas, il n’y a rien d’intentionnel. Peut-être ai-je pensé au « J’accuse » de Zola et me suis sentie accusée comme dans l’affaire Dreyfus ? Allez savoir ce que le cerveau manigance à notre insu !

  7. Oui, j’ai commenté bien après avoir écrit mon article (il faut encore que je réfléchisse à cette histoire d’intention mais votre exemple m’a parlé).

    Bof, je ne sais pas s’il faut beaucoup d’expérience pour faire mieux qu’un article uniquement complaisant envers la presse comme celui de Mona Chollet.
    Car l’action des Femen révèle aussi la nullité de la presse, raison pour laquelle les médias utilisent d’autres féministes pour rendre responsables les Femen (« les victimes sont les coupables » selon le langage orwellien).

    Pour le racisme des Femen qui se résume d’après ce que j’ai pu comprendre à la sortie : « mentalité d’arabe » qui peut aussi bien fait référence aux Frères Musulmans et à leur acharnement à tenter d’imposer un peu partout la charia dans le monde qu’à un racisme antimusulman plus général, je ne sais pas, mais moi je suis opposée à toutes ces religions monothéistes patriarcales en général parce qu’elles sont toutes anti-femmes, oui il faudrait savoir ce qu’elles pensent exactement mais on voit bien qu’en Tunisie et en Égypte les femmes participent activement à la Révolution (comme cela a été le cas en France en 1789) et qu’au final non seulement la gratitude masculine pour leur aide n’existe pas mais qu’en plus elles pourraient bien perdre tous leurs acquis précédents. Après la Révolution francaise, les femmes ont eu encore moins de droits qu’avant.

  8. D’accord, je comprends mieux votre pensée. Et quand je vous lis, franchement, je me dis que j’aurais préféré cent fois mieux que ce soit vous qui critiquiez les Femen dans le Diplo et non Mona Chollet. C’est beaucoup plus intéressant et constructif. Ce qu’a fait Mona Chollet c’est du dégommage pur et simple. J’y vois même un racisme social entre bourgoisie et prolétariat. Il est évident que le mouvement Femen est un mouvement prolétaire avec une culture prolétaire ce qui rend son discours si peu abouti.

    Oui, pour le racisme vous avez raison et j’ai bien compris votre exemple. Votre précision sur votre position à propos de voile me rassure aussi.
    Du coup, je pense qu’en effet, cela n’est pas facile d’obtenir un discours clair avec ce mouvement (Femen) mais néanmoins il est du côté des femmes musulmanes en danger de mort, c’est déjà cela et il ne faut pas le nier. De plus les Femen se battent ouvertement contre l’extrême-droite dont le racisme, pour le coup, est tout à fait assumé et violent.
    Moi, ce que je vois c’est que les pays qui ont les femmes les plus opprimées, produisent les combattantes les plus décidées, celles qui n’ont pas peur d’en découdre physiquement. En Inde par exemple mais aussi en Ukraine parce qu’elle est le premier pays fournisseur de chair à bordel et cela ne se fait pas avec le consentement des filles. C’est une vraie traite d’esclave comme il y en a eu ailleurs en d’autres temps et comme il y en a encore dans d’autres coins du monde plus éloignés de nous.
    Il ne faut pas perdre de vue comment ces femmes se mettent en danger pour donner des signaux forts. Par exemple la croix chrétienne sciée. C’est un vrai symbole de l’oppression des femmes et ce signal pour moi fut très libérateur.
    Nous nous discourons mais elles elles vont au front et si elles prennent des coups c’est pour qu’en définitive nous en profitions tou.te.s comme on fait les femmes qui ont lutté pour le droit de vote qui était en même temps une reconnaissance de la citoyenneté à part entière des femmes.
    Cela ne veut pas dire que leurs idées du féminisme doivent être obligatoirement à 100% les miennes. Je pense que c’est impossible d’être d’accord sur tout.
    Il faut trouver un modus vivendi entre féministes.
    C’est du moins le souhait que j’ai.

    • Merci tout de même du compliment (bien que je ne pense pas avoir assez d’expérience pour remplacer Mona Chollet). Je sais pas si vous avez commenté après avoir écrit votre nouvel article (Ca a l’air d’être le cas…).

      L’avantage comme vous dîtes, c’est leur présence guerrière. Néanmoins, ce n’est pas suffisant pour moi si des dialectiques racistes passent et ne sont pas condamnées clairement par le mouvement. C’est impossible d’être d’accord sur tout, mais c’est pour moi un point essentiel (comme je l’ai commenté chez vous).

  9. ok Mrs Dreydful, je m’attendais à un article aussi subtil et j’ai eu tort de m’effrayer.
    Néanmoins, je ne suis pas d’accord comme vous vous en doutez ! 🙂
    « Ainsi, quand Alice Schwarzer au même titre que les FEMEN, se dressent contre le voile, synonyme d’oppression pour elle , tout en prétendant à l’universalisme, elles tombent parfaitement dans le cas du racisme, en faisant de leur contexte la norme, et oubliant totalement le contexte et la culture de femmes musulmanes et pourtant féministes. »
    Et les musulmanes qui veulent être libérées du voile, qu’en faites vous ? Où vous la situez cette catégorie-là ? Elle n’existe pas peut-être ?
    Vous occultez carrément le fait qu’il y ait des féministes parmi les femmes contraintes de se voiler qui ne veulent pas l’être « voilées » ! Celles-là ont-elle droit à la parole sans passer pour manipulées/contaminées par les féministes européennes ? Vous ne parlez non plus pas des féministes persécutées chez elles qui ont parfois besoin du soutien d’autres féministes plus libres ! Que pensez-vous de Taslima Nasreen, d’Ayaan Hirsi Ali et d’Alia Magda al-Mahdi, entre autres ? Des traitresses vendues à la cause des féministes blanches ??? Il y a partout des femmes qui veulent être libres ! Si vous vous êtes pro-voile, je suis bien convaincue que plein de femmes qui sont obligées de porter le voile s’en passeraient bien ou du moins voudraient être libres de le porter ou non. Surtout parmi les plus âgées puisque le port du voile est un phénomène récent dans beaucoup de pays du Moyen-Orient ou on ne le portait pas avant la montée en puissance des Frères Musulmans qui déplaisaient par exemple très fortement à des chefs d’État comme Nasser, entre autres.
     » De la même façon, aux États-Unis, beaucoup de femmes noires ont refusé de s’associer aux slutwalks, ne se reconnaissant pas dans l’oppression des femmes à réprimer leur sexualité, alors qu’au contraire, les femmes noires ont toujours été stigmatisées par leur prétendue hyper-sexualité, ne représentant que des potentielles prostituées. Comment pouvaient-elles réclamer une position que le patriarcat blanc leur a toujours donné? Certaines féministes blanches, dont l’expérience est plutôt la non reconnaissance de leur droit à la sexualité, n’ont pas compris, et refusent de le comprendre : c’est un problème. »
    Là je suis d’accord avec vous. Mais c’est une question très différente de celle, par exemple, du voile.
     » S’il y a quelque chose que je reprocherais effectivement aux Femen, c’est bien ce refus d’intersectionnalité qui semble filtrer de tous les pores, en voulant muer leur message comme un message universel, pourtant stigmatisant certaines féministes. »
    Oui, eh bien c’est cent fois plus intelligent de faire ce reproche-là aux Femen même si ce n’est pas prouvé qu’il est fondé que ce que Mona Chollet a fait.
    Ce qu’elle a fait c’est chercher ce qu’elle pouvait trouver de plus nul dans leurs discours et les ridiculiser de cette manière. Elle les a insulté et a nié qu’elles puissent être féministes. Je trouve cette manière de faire puante et indigne.
    On peut leur reprocher bien des choses mais pas nier qu’elles sont féministes, les appeler antiféministes et je ne sais quoi encore.
    Quant au racisme, tel que vous en parlez, on a plus l’impression que le moindre malentendu entre les motifs de chacun.e peut très vite passer pour du racisme. Il ne faudrait tout de même pas perdre de vue les intentions. Entre quelqu’un de réellement raciste avec intention de dire que l’autre est son inférieur (quelqu’un d’extrême droite par exemple) et quelqu’un qui commet une bourde par ignorance mais qui n’a pas l’intention d’inférioriser qui que ce soit, il y a quand même un gouffre !

    • Merci de votre réponse Euterpe!
      Je ne dénierais pas (jamais) à quelqu’un de se réclamer du féminisme. Comme vous l’avez compris, je pense juste que certaines positions ne cadrent pas avec un féminisme intersectionnel.
      Je n’oublie pas la catégorie de femmes qui veulent être libérées du voile (ou qui l’est et est stigmatisée pour cela), et il n’y a aucune raison de ne pas les aider/soutenir. Néanmoins, vouloir dire que le voile est un symbole d’oppression, c’est nier toutes celles qui le portent et qui VEULENT le porter et qui sont féministes : je ne parlais aucun cas de celles qui y sont contraintes. Donc, en cela, je ne serais jamais d’accord avec cette attitude de bannir le voile, quel que soit le contexte. Il s’agit ici d’impact dû au discours. Les exemples du voile et des slutwalks sont similaires, car dans les deux cas, il s’agit de prendre un symbole « blanc » (voile=oppression/slut=stigmatisme central pour des femmes caucasiennes) pour le porter à l’universalisme, et c’est là qu’on rentre dans ce rapport de domination (voir le monde au travers de yeux « blancs »), aka le racisme. Dans les deux cas, on met sous silence d’autres symboliques. Je ne pense pas que vous comprenez vraiment le racisme, et ses dynamiques plus inconscientes (qui existent au même titre que celles du sexisme). Pour vous faire un parallèle, c’est sûr qu’entre un homme complètement masculiniste pour qui la place d’une femme est bien définie, notamment dans la cuisine, et un qui se moque du débat mademoiselle/madame, bien que le partage des tâches dans un couple lui semble absolument normal, il y a aussi un monde. Cela n’empêche pas un travers sexiste dans les deux cas, qu’il est important de relever. Le gouffre n’est pas si grand que ça dans bien des cas, et surtout la logique est la même. Vous ne le savez que trop bien pour le sexisme. Pourquoi ne pas le reconnaître et refuser de le voir pour le racisme? Toutes les oppressions sont liées. Pour les intentions, on va pas trop relever, ^^ vous savez ce qu’on en dit, hein? 😉

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